LE GENRE DANS LA VILLE #2
Une ville égalitaire passe dans un premier temps par la qualité de l’espace public qu’elle génère. Plus un espace est qualitatif (ambiance, fonction, esthétique, confort…), plus il est fréquenté par un plus grand nombre, plus il est sécure.
Le confort, la lisibilité des parcours, la propreté, l’éclairage, le végétalisation etc. influent sur la fréquentation de l’espace et son appréhension. L’ambiance qu’il dégage est aussi liée à l’usage qu’il propose et aux publics qu’il attire.
Dès lors, une ville égalitaire s’améliore et peut se revendiquer par une « hybridation » accrue de ses espaces pour amplifier et nuancer son offre fonctionnelle dans l’espace et dans le temps.
Il faut défendre l’idée d’hybridation de différentes activités possibles dans un même lieu, soit par effet de combinaison d’usages en simultanés soit de foisonnement en relais. L’idée est de ne pas allouer une seule et même fonction à un espace déterminé afin que celui-ci soit investi par tous. Si un espace ne permet qu’un seul usage cela créé une fixation usuelle qui se conclue par une appropriation constante de cet espace par une seule et même catégorie de personnes. Par exemple, un terrain de basket entre des murs au fond d’une impasse aura de grandes chances d’être inféodé à une occupation masculine permanente. Or, si ce même terrain est pensé de manière hybride et sert également de lieu de manifestations, de parkings, d’emplacement de marché dominical ou encore à des jeux de filets plus diversifiés, il servira à un plus grand nombre de publics.
Parc Blandan à Lyon. ©BASE
L’habitude ne doit donc pas forcer l’espace. Ni l’inféoder de manière pérenne. Plus les fonctions d’un site ou d’une rue sont hybrides, polyvalentes et complexes moins il sera stéréotypé.
A ce titre, le mono-usage des cours d’écoles est très symptomatique. Presque toutes les cours d’écoles _ pourtant mixtes _ offrent quasi systématiquement un espace central dédié au jeu de foot pris d’assaut à chaque récréation par seulement une dizaine de garçons (souvent les plus forts et les plus sportifs) qui ne laissent que peu de place aux filles ou aux débutants, reléguant la majorité des élèves et l’ensemble de la gente féminine au rang de spectateurs et spectatrices, dans les recoins ou sur les bordures du terrain, avec un très faible espace relictuel à se partager. La question de l’hybridation des fonctions est ici primordiale et urgente à traiter pour mieux partager l’espace et offrir des activités plus inclusives.
Au travers cette notion d’hybridation, l’aspect multifonctionnel doit être réfléchi en même temps que l’aspect hybridé de son design. Le style, l’originalité du dessin, l’abstraction de son esthétique… joue aussi beaucoup dans l’interprétation d’un espace, et dans la multiplicité des manières de l’utiliser.
Tout espace suffisamment abstrait, déformé, non homologué, alternatif ou polyvalent fabrique des dispositifs dans lesquels l’imaginaire fécond de l’enfant comme de l’adulte va pouvoir s’engouffrer. Cela permet alors aux publics de se saisir d’un espace sous différentes formes, d’y créer des usages ouverts aux garçons comme aux filles. La question du genre va alors se diluer dans cette notion d’hybridation plurielle de l’espace.
Pour qu’une ville soit mieux égalitaire, les espaces doivent donc être ouverts, polyvalents, indéterminés, disruptifs, généreux et laissés à la libre appropriation et au libre imaginaire du plus grand nombre afin que tout le monde ait l’envie et puisse s’en saisir.
Parc Blandan à Lyon. ©BASE
Cette hybridation va de pair avec une « organisation horizontale » de l’espace.
L’idée d’horizontalité est de mettre en collision différentes fonctions et activités sans lien les unes avec les autres afin de créer une continuité́ de vie dans un même endroit.
La coprésence de personnes, d’activités juxtaposées et de fonctions mutualisées créé des espaces plus mixtes car adressés à différents publics. Bien souvent, c’est cette « co-visibilité » fonctionnelle qui fabrique les meilleures conditions de sécurité dans l’espace public. C’est ce qu’on appelle la « co-veillance ». Là où les publics se mélangent, c’est là où les activités s’entremêlent, se surveillent et veillent les unes aux autres dans une forme de partage bienveillant de l’espace. Cette « co-veillance » peut aussi être renforcée par l’animation des rez-de-chaussée urbains, et s’autorégulent entre les usagers privés et publics de la ville.
Dans un quartier dans lequel tout est fermé le dimanche à l’exception du terrain de sport par exemple, il est évident que celui-ci sera accaparé principalement par les hommes car les femmes ne s’y sentiront pas en sécurité.
Cette « co-visibilité » positive peut aussi être pensée à l’échelle du corps. Et peut se décliner également par un travail sur la position. Tout ce qui peut permettre d’être visible dans l’aménagement public (comme les places en gradines, les promontoires, les jeux de nivellement ou les espaces surélevés par exemple) crée un sentiment de sécurité́ qui permet par conséquent de s’approprier plus facilement un espace.
Cette position de supériorité peut aussi résulter du mobilier. C’est le cas des « mobilieux » que l’on retrouve dans de nombreux projets de BASE comme dans le parc Blandan ou sur les berges de l’île de Nantes. Ces « mobilieux » offrent la plupart du temps un rehaussement, une surélévation corporelle (plateformes, banquettes surdimensionnées…) qui permet de voir et d’être vu de loin et ainsi de se sentir en sécurité, protégé par la visibilité de son corps dans l’espace.
Parc Blandan à Lyon. ©BASE
Place Grandclément à Villeurbanne. ©BASE
Un éclairage de qualité contribue aussi naturellement à créer des espaces sécurisés et donc plus fréquentés par les femmes. Il faudrait imaginer un éclairage inversé où les lisières des espaces sont plus éclairées que leurs centres. L’éclairage doit également être interactif afin d’éviter les effets de surprise. La lumière devient ainsi un vecteur d’anticipation de notre passage ou informe de la présence d’autrui.
Enfin, une ville égalitaire passe par la mise en place dans l’espace public d’usages et de lieux de destination mixtes dans lesquels la ludicité prend le pas sur la compétition.
Certains sports, comme ceux de filet, entrainent moins de différenciation physique dans leur pratique et sont donc naturellement plus mixtes. C’est le cas aussi des sports urbains libres comme le skate qui sont des pratiques très culturelles et esthétiques et donc a fortiori plus ouverts. Les aires de jeux pour enfants agissent également comme de véritables vecteurs de liens sociaux où les genres sont facilement mélangés.
Skate-park du Front de mer à Calais. ©BASE
Le confort des parcours joue aussi un rôle important dans la mixité de l’espace public. Le manque de praticité et de praticabilité de ceux-ci est souvent source de nuisance en particulier pour les femmes. En effet, on remarque que le parcours domicile-école-travail est principalement emprunté par des femmes, souvent encombrés par des vélos larges permettant de transporter les enfants (vélos cargos, bi-porteurs etc.). Il est alors nécessaire de mettre à l’échelle les pistes cyclables dès lors que cela est possible ou au moins de repenser leur chronotopie (c’est-à-dire de penser l’espace en fonction du temps disponible et des usages possibles tout en considérant les différents publics présents). On peut par exemple envisager d’interdire ou limiter l’accès aux voitures des rues sur les parcours des écoles, à certains horaires de la journée.
La femme doit être libre et enclin à se saisir librement de l’espace. Il est donc important de créer des espaces grands, libres, indéterminés et laissés à la libre appropriation de chacun et de travailler au libre imaginaire féminin pour repenser la programmation de la ville. Les clubs de sports et activités prisées par le genre féminin doivent également se saisir des espaces extérieurs et les revendiquer. Les femmes doivent prendre leur place dans l’espace public. Cela est encore plus vrai dans un contexte post-covid où l’on a ressenti une véritable ferveur pour le retour à la nature, à l’extérieur, au parc. Il n’était alors plus question de savoir-faire ou de compétences mais d’espaces suffisamment ouverts et généreux saisissables par le plus grand nombre. On retrouve ce type d’espaces dans des projets de BASE comme le parc Blandan à Lyon ou le parc des Prairies Saint-Martin à Rennes, où bon nombre d’activités de club, ou de sport en salle se sont sont externalisés et ont pris possession des espaces publics pour s’émanciper en extérieur, mettant à l’honneur la question du genre à ciel ouvert.
Parc Blandan à Lyon. ©BASE
Parc des Prairies Saint-Martin à Rennes. ©BASE