URBANISME TRANSITOIRE

BASE

JUIN 2019

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« Délaissés, friches, terrains vagues… : toutes ces dénominations aux limites parfois floues, aux définitions statistiques complexes, font écho à des moments d’indécision dans la production urbaine et architecturale, à des périodes de crise économique (désindustrialisation, délocalisations), à des héritages insolubles, des terrains condamnés par la pollution des sols ou de trop longues négociations foncières. Dans ces espaces se sont longtemps installés des usages sans titre, des squats, préfigurant en partie ce que nous appelons ici l’urbanisme transitoire, où des occupations culturelles ont notamment pu être développées et parfois, pérennisées.

De plus en plus en vue, les projets d’urbanisme transitoire se développent de manière plus encadrée et institutionnel depuis 2010. Que signifie ce modèle de fabrique urbaine ? Comment le définir ?

Origines et évolutions

Naissance

L’urbanisme transitoire tire ses origines au sein même des sites vacants. Ces occupations sans titre sont de plusieurs natures : dans un but d’habitation par des collectifs, dans une optique artistique et culturelle ou encore pour offrir des espaces verts aux citadins. « A partir des années 1970, dans toute la France, de nombreux bâtiments d’activités, industriels ou militaires, sont réinvestis pour des usages culturels. Ainsi, le Théâtre du Soleil s’est installé sur le site de la Cartoucherie à partir de 1971, dans le bois de Vincennes, initialement destiné à un stade nautique puis à un Marineland avant d’être régularisé assez rapidement par la ville de Paris« . L’étude de l’IAU Île-de-France (L’urbanisme transitoire : optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée) évoque aussi le cas des Frigos, bâtiment frigorifique parisien (13e arr.) datant de 1921, désaffecté puis loué à des artistes depuis les années 1980, ou alors celui de la Friche de la Belle de Mai, à Marseille, une ancienne usine de la Seita fermée en 1992 et voulue comme « un espace culturel évolutif ».

Immense espace de 8000m2 bénéficiant d’un panorama exceptionnel sur la ville de Marseille, La Friche de la Belle de Mai s’anime en soirée l’été pour accueillir concerts, DJ sets, cinéma en plein air… pour tous. © Caroline Dutrey

Nouveaux squats ?

À l’origine de ce phénomène labellisé « urbanisme transitoire », on trouve également à l’internationale les exemples de Berlin et de New York, où de nombreux bâtiments ont longtemps été squattés du fait de la déprise industrielle. Cécile Diguet, de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) de la région Île-de-France explique que : « Les occupations temporaires se situent dans la lignée des squats dans le sens où elles sont en général le fait de collectifs autogérés et répondent à des besoins sociaux et économiques non satisfaits » . Si l’aspect d’autogestion, voire d’auto-construction coïncide, les squats répondent plus fréquemment à la pénurie de logements abordables et accessibles à certaines catégories de populations fragilisées. À l’inverse, au sein de l’urbanisme transitoire la place de l’habitat y est très faible. C’est en quelque sorte une version « légale et non contestataire » des squats. Si ces derniers « revendiquent ouvertement de rester ou de changer la destination future des lieux », l’urbanisme transitoire accepte quant à lui, sa durée déterminée.

Un concept actuellement ancré

En plus du caractère légal de l’occupation, un autre point vient accentuer cette différentiation : la volonté du propriétaire de tirer un revenu de son bien (même si inférieur aux prix du marché) ou encore de limiter ses dépenses. À partir de 2010 le marché est devenu tendu, la durée moyenne des projets urbains s’est allongée, les terrains se retrouvent alors en attente d’usage, avec des risques importants de frais de dégradation. Ainsi pour les propriétaires, l’occupation temporaire permet de réduire les frais de portage foncier (sécurisation et gardiennage du site) en attendant qu’un projet émerge sur le site en question. Ce site sera également valorisé sur les marchés fonciers et/ou immobiliers, l’occupation temporaire aura contribué à améliorer l’image de son quartier par exemple.

Les collectivités locales voient les occupations temporaires comme des vecteurs d’animation urbaine, d’amélioration de l’attractivité nouvelle d’un site ou d’un quartier. Ce processus peut être accompagner d’une implication citoyenne plus forte, d’une fabrique urbaine plus partagée, en donnant accès à des espaces jusque-là clos. La dimension économique est aussi présente : les collectivités peuvent y voir l’opportunité de répondre temporairement à des activités qui ne trouvent pas d’offre de locaux adaptés et/ou à des tarifs abordables.

Un urbanisme de passage

Une occupation temporaire

Face à l’évolution constante des fonctions urbaines, l’occupation temporaire renouvelle l’approche du territoire et les expérimentations de ses acteurs. La volonté d’expérimentation se fait généralement à partir d’un espace hors d’usage, d’un site délaissé. Les initiatives peuvent être lancées en attendant le lancement d’un chantier, ou simplement pour éviter la vacance des sites. Le gardiennage de ces lieux sur cette période est une solution coûteuse sans être créatrice de valeur pour le propriétaire. L’occupation temporaire apparaît alors comme une alternative riche en possibilités : elle permet de faire rayonner un lieu sur une durée réduite grâce à une pratique soft de l’aménagement.

Le 6b à Saint Denis, la Halle Papin à Pantin, la friche Belle de Mai à Marseille… Les initiatives sont riches tant dans leur nombre qu’en types d’espaces (hôpital, entrepôt, terrain vague) ou en thèmes mobilisés (ateliers d’artistes, lieux de concert, bureaux, centres d’hébergement…). De plus, elles peuvent s’inscrire dans des situations urbaines très différentes. Certaines occupations ne durent que le temps d’un festival et d’autres s’étalent sur des hectares et sur plusieurs années.

Le dénominateur commun de ces activités reste toutefois la place prépondérante de l’art et de la créativité, remises au centre de l’animation urbaine. Elles proposent une nouvelle forme de présence de l’artiste dans la ville. C’est ce monde artistique qui détient un rôle majeur dans le réinvestissement de bâtiments vacants, en révélant ainsi le potentiel et les possibles de ce patrimoine bâti, souvent considéré comme obsolète.

Un urbanisme pour la mixité

Pour les occupants et usagers, il s’agit d’accéder à des sites, bâtis ou non, pour développer leurs activités, qu’elles soient économiques, artistiques, associatives, culturelles ; ou leurs projets, qu’ils soient collectifs ou l’addition d’envies individuelles. Ces espaces temporaires offrent des avantages : loyer réduit voire gratuit, surface disponible souvent importante et flexible, souplesse et liberté d’usage. Le foisonnement des activités présentes peut faire émerger un environnement créatif, qui favorise parfois la mutualisation d’équipements, de matériel de production, de moyens humains.

La mixité des fonctions et des usagers de ces lieux peut ainsi être vecteur d’inclusion et de solidarité. Le projet des Grands Voisins (ecoquartier Saint-Vincent-de-Paul) en est une illustration : la cohabitation des foyers d’hébergement, gérés par l’association Aurore, avec des start-up, des artisans, des habitants, a permis aux publics en difficulté de sortir de l’isolement social et spatial.

Toutes les diverses activitées que l’on peut retrouver au sein du quartier des Grands Voisins – dessin : Julien Vever – coloriage : Perrine Detrie

Tiers-lieux et villes inclusives

Ces occupations temporaires laissent des traces, l’expérience des Grands Voisins a d’ores et déjà fait évoluer le projet urbain du futur écoquartier. « Cette occupation bouscule notre métier d’aménageur, en particulier par sa capacité à introduire une grande mixité d’usages », reconnaît Mélanie Van Waveren, directrice de l’aménagement de Paris Batignolles Aménagement qui s’est vu confier l’aménagement du futur quartier. Pour Carine Petit, maire du 14e. : « Cette occupation temporaire a favorisé une appropriation du projet par les gens du quartier. »

Favoriser une participation des futurs usagers, installer plus d’activités artisanales et associatives ou encore tester une ferme urbaine, l’urbanisme transitoire peut même préfigurer les usages futurs du lieu, en dépassant parfois le temps de l’occupation. Les Grands Voisins connaissent par exemple une deuxième phase d’occupation à partir de mai 2018 qui va permettre de pérenniser ses activités jusqu’à 2020.

Un urbanisme transitoire institutionnalisé

Économiquement viable

Devenue une aubaine pour les décideurs politiques, la créativité des friches est souvent considérée pour sa valeur économique. Les projets d’urbanisme temporaire sont souvent une manne pour les promoteurs et propriétaires immobiliers, qui instrumentalisent cette pratique pour occuper le lieu et lui faire gagner en attractivité. Dans une logique de rentabilisation de leur foncier, les acteurs « traditionnels » de l’aménagement intègrent ces pratiques dans leurs stratégies[2], comme la SNCF sur leurs friches ferroviaires et hangars désaffectés. Ces opérations sont au cœur de la pensée de R. Florida, selon qui la création de richesse est aujourd’hui portée par une nouvelle « classe créative » portée par les artistes et les bohèmes.

L’usage des friches est alors une stratégie territoriale pour les acteurs publics de revalorisation symbolique et sociale de ces quartiers, afin de les rendre plus attractifs sur le marché foncier. Là où le squat répond au problème de logement, la friche devenue décor ne répond plus qu’à la demande.

Un choix politique

C’est de cette manière qu’une version moderne et strictement encadrée de la friche réaffectée a peu a peu émergé. C’est souvent la critique adressée à l’écosystème Darwin à Bordeaux, lancée par un groupe privé, représentant sans conteste un outil de revalorisation foncière du secteur et de la rive droite de Bordeaux dans son ensemble.

Quant à eux, les acteurs de la ville créative deviennent une clientèle spécifique du politique : artistes et entrepreneurs peuvent représenter des outils de neutralisation du territoire face à la possible émergence de squats ou espaces qui dévaloriseraient leur patrimoine immobilier. Ces initiatives peuvent donc être une mesure politique d’aménagement visant à préserver leurs sols. Un article du Monde Diplomatique de février 2018[3] s’interroge : « Au fond, c’est à se demander si cette vogue de l’urbanisme transitoire sur fond de partenariat public-privé ne tomberait pas à pic pour servir de cache-misère vertueux et culturel au déficit de structures d’hébergement d’urgence, à la hausse continue des loyers et au manque de lieux de fête ou de création aux tarifs raisonnables. »

Une centaine de personnalités se sont mobilisées à travers une tribune au « Monde » pour sauver l’espace alternatif Darwin, menacé par un consortium immobilier piloté par Bordeaux Métropole Aménagement © Darwin

Une politique urbaine inadaptée ?

Un enjeu se pose enfin sur la transformation des espaces créatifs par les pouvoirs publics. Si les politiques s’emparent de ces espaces, peuvent-ils encore introduire du hasard et des usages qu’on ne peut pas encore anticiper dans la planification urbaine ? D’après E. Vivant, un cadre strictement formaté et planifié n’autorise pas l’espace de hasard et d’impromptu permis dans des cadres off.

Il est ainsi essentiel de penser une politique urbaine des tiers-lieux qui puisse maintenir les potentialités de l’inattendu, de l’expérimentation et de la sérendipité[4]. La réalisation du projet doit structurellement accepter une part d’indétermination. De nouveaux modèles de gouvernance sont donc à expérimenter et à inventer dans ces lieux. Le renouvellement de l’offre artistique, culturelle et sociale doit échapper au contrôle et aux instrumentalisations afin de faire émerger la ville créative. Pour cela, le jeu d’acteurs doit être reconfiguré et laisser une responsabilisation croissante aux associations et à ses protagonistes.

Conclusion

L’urbanisme transitoire dessine ainsi et peu à peu une nouvelle façon d’aménager et de programmer les espaces, en favorisant la mixité des usages, en permettant leur préfiguration avant la mise en oeuvre d’un projet, en offrant des types d’espaces souvent non disponibles sur le marché, et en suscitant une participation citoyenne concrète dans l’aménagement des lieux de vie. Par là, il donne une respiration à la fabrique urbaine.

Toujours guettés par la neutralisation de leurs pratiques, ces lieux doivent savoir rester agiles en gardant une nécessaire distance critique face à l’enthousiasme généralisé. C’est à cette condition qu’ils déjoueront le piège tout tracé de l’institutionnalisation : devenir soit un équipement soit un instrument, en misant sur l’éphémère et l’expérimentation permanente.

Les politiques publiques de la ville doivent prendre en compte les mutations de la ville à travers la réversibilité d’espaces délaissés. Le temps de friche est un temps de veille qui permet de contribuer à l’identité du lieu, de prendre entièrement en compte le bâti pour penser la phase d’après. Il permet de faire émerger de nouvelles potentialités et induit un processus. L’enjeu de l’urbaniste est alors de trouver des consensus entre les acteurs temporaires et les décideurs du projet.

Sources :